Pour une démocratie directe

Épisode 8 : L’État au service du patronat

Les marchés publics et la corruption

Autres façons pour l’État ou les collectivités de donner du fric à des entreprises : la commande publique et la distribution de marchés publics, souvent selon des critères opaques. Avec bien sûr, ici aussi, de la corruption et du favoritisme à tous les étages.

Le principe des marchés publics, pour rappel, c’est que vous avez des acheteurs publics (genre l’État, les collectivités locales, des établissements publics, etc.), qui font appel à des entreprises privées pour faire faire des trucs qu’ils veulent (comme des travaux de voirie, la construction de bâtiments ou de logements, etc.) mais qu’ils ne peuvent pas (ou ne veulent pas) faire eux-mêmes. Bon, déjà ce principe-là est critiquable pour plein de raisons, vu que à chaque fois, ces collectivités donnent de l’argent public à des entreprises au passage, plutôt que de se donner les moyens de faire tout ça elles-mêmes directement, ce qui sur le long terme serait sûrement plus efficace et reviendrait moins cher, mais passons.

Bref, en théorie, les marchés publics doivent être, ben, publics, c’est à dire que quand la collectivité a besoin d’un truc, elle est censée publier un appel d’offre public qui explique le projet, et toutes les entreprises doivent pouvoir être au courant, et comme ça les entreprises intéressées peuvent candidater et proposer un projet qui correspond à la demande et un devis. Et ensuite, parmi toutes les entreprises qui ont proposé leurs services, l’acheteur public (donc l’État ou la collectivité) est censé choisir la « meilleure » offre, c’est à dire en gros l’entreprise qui propose le meilleur rapport qualité / prix, tout en remplissant les critères de l’appel d’offre.

On parle d’« obligation de publicité » des marchés publics, pour dire que ça doit être obligatoirement public et connu de tout le monde. Bref, cette publicité, ce caractère public des marchés publics, c’est important parce que ça permet de faire jouer la concurrence : dans un monde capitaliste, c’est le seul moyen de forcer un peu les entreprises qui proposent leurs services à proposer des prix raisonnables et pas (trop) élevés si elles veulent avoir une chance d’être choisies, et donc ça permet de faire en sorte que l’argent public soit pas (trop) mal utilisé, et qu’on ait en gros le meilleur service possible avec le budget qu’on a.

Enfin, en théorie.

Parce qu’en pratique, vous vous en doutez, c’est pas toujours les entreprises qui font les « meilleures » offres qui sont choisies, mais plutôt celles qui ont le mieux graissé la patte aux décideurs·euses ! Parce que les procédures de décision sont loin d’être toujours transparentes, évidemment.

La distribution de marchés publics, c’est l’une des activités administratives où il y a le plus de corruption et de gaspillage d’argent public, et c’est pas étonnant, vu à quel point les sommes en jeu sont colossales : en France, la commande publique représente entre 120 et 150 milliards d’euros au total chaque année !

Et pour dire à quel point la corruption joue, et à quel point c’est pas près de s’arrêter : l’État n’arrête pas d’ajouter des exceptions à cette fameuse obligation de publicité des marchés dont je parlais, ce qui fait que de plus en plus de marchés peuvent être passés sans même de mise en concurrence !

En 2018, l’État a décidé d’augmenter le seuil en dessous duquel les acheteurs publics ne sont pas obligés de faire de la publicité aux marchés publics, de 4 000 à 25 000 €, et en décembre 2019, rebelote, ce seuil a été ré-augmenté pour passer à 40 000 euros. Autrement dit : les collectivités locales peuvent passer des marchés publics jusqu’à 40 000 € avec les entreprises qu’elles veulent, sans aucune mise en concurrence. Autrement dit encore : il suffit de connaître les bon·ne·s élu·e·s, et hop magie, votre entreprise peut obtenir un marché public de plusieurs dizaines de milliers d’euros sans même que les entreprises concurrentes aient été au courant que ce marché public existait !

Et c’est pas fini, puisque la crise sanitaire du Covid a servi de prétexte au gouvernement pour continuer d’augmenter ce seuil jusqu’à 70 000 euros pour des travaux, et même 100 000 euros pour la fourniture de certains produits durant l’état d’urgence sanitaire. Et il y a pas que la question du seuil non plus, puisque le gouvernement a aussi ajouté un amendement pour pouvoir carrément supprimer la publicité des marchés publics s’il y avait un « motif d’intérêt général » …ce qui est une définition tellement vague en fait que presque tous les marchés publics peuvent être concernés, quel que soit leur montant !

Donc voyez, la corruption est pas près de s’arrêter dans l’attribution des marchés publics, au contraire.

Les « partenariats » public-privé : l’arnaque XXL

Sinon dans le même genre (mais encore pire), vous avez les fameux « partenariats » public-privé, qui sont pas du tout intéressants financièrement pour le public à long terme, mais très intéressants pour les entreprises. C’est un peu comme un marché public XXL étalé sur de très nombreuses années.

L’idée en gros, c’est qu’on va laisser une entreprise payer la construction d’un bâtiment public (genre un musée, une gare, un hôpital…), et en échange on garantit à cette entreprise une concession pour une durée assez longue, genre 20 ou 30 ans (ou plus), pendant laquelle c’est cette entreprise qui se chargera de l’entretien, de la maintenance, voire même de la gestion ou de l’exploitation de ce bâtiment, et pendant ces 20 ou 30 ans (ou plus), l’acheteur public s’engage à payer un loyer à cette entreprise, et sera obligé de s’adresser à cette entreprise à chaque fois qu’il aura besoin de changer quelque chose sur ce bâtiment.

Ici on parle de « contrat à paiement public différé », parce que c’est l’entreprise qui avance le fric de la construction au départ, mais qu’elle se fait rembourser ensuite sous forme de loyer étalé dans le temps. L’entourloupe est que les loyers (et tous les autres coûts liés et imprévus) peuvent revenir au final beaucoup plus cher que si la puissance publique avait payé la construction directement et géré le tout sans passer par une entreprise.

En fait quand on comprend bien comment ça fonctionne, un PPP (Partenariat Public-Privé) ça consiste plus ou moins à mettre une entreprise en situation de monopole sur un marché public donné pendant plusieurs décennies, ce qui veut dire que si vous avez par exemple des changements imprévus à apporter au contrat après qu’il a été signé, ça va vous coûter un max, vu que vous ne pouvez plus mettre en concurrence les entreprises, mais que vous êtes obligé contractuellement de vous adresser toujours à la même, vu qu’elle a une concession pour une durée très longue ! Et donc cette entreprise en situation de monopole va pouvoir pratiquer les prix qu’elle veut, et en pratique va se gaver au passage, évidemment.

Et ça arrive presque toujours qu’on ait des modifications à apporter au contrat après sa première signature, parce que c’est presque impossible en fait de prévoir l’évolution des besoins sur plusieurs décennies, ou parce qu’il y a des nouvelles technologies qui sont apparues depuis la construction, et dont on veut le bâtiment par exemple, mais comme ça n’existait pas quand on a signé le contrat il y a dix ou vingt ans, hé ben tant pis, il va falloir raquer pour ajouter ce nouveau matériel.

On a comme ça pas mal d’exemples scandaleux de PPPs avec des surcoûts démesurés et des gaspillages incroyables d’argent public, comme en Grande-Bretagne où les remboursements de ces « partenariats » engloutissent littéralement des milliards de livres sterling d’argent public chaque année, avec des anecdotes qui montrent le gaspillage que c’est : par exemple un hôpital qui paye 5 300 £ pour faire installer un lavabo, un autre qui débourse 24 000 £ pour faire adapter ses toilettes pour les personnes en situation de handicap, ou encore une école qui paye 25 000 £ pour faire installer trois parasols, ou une autre qui dépense 6 100 £ pour faire réparer une pancarte dans un gymnase ! Donc voilà le niveau de foutage de gueule auquel on en arrive.

Autre exemple de scandale lié à des PPPs, en France cette fois : le cas du Centre hospitalier sud-francilien à Évry + Corbeil-Essonnes. Il faut savoir que, dans chacune de ces deux villes, il existait un hôpital fonctionnel et assez récent (construit dans les années 80), mais les conseils d’administration de ces deux hôpitaux ont tenté de les fermer pour faire construire à la place un gros hôpital unique commun aux deux villes, en partenariat avec le groupe privé Eiffage, et avec la bénédiction des maires des deux villes, Serge Dassault et Manuel Valls, qui avaient délivré le permis de construire du nouvel hôpital… Sauf que, vous vous y attendez, tout s’est pas exactement bien passé. Le nouvel hôpital s’est révélé rempli de malfaçons : 8 000 erreurs en tout ont été constatées par des huissiers sur le site. Et il y a eu aussi de très nombreux retards et surcoûts dans le projet, au point que le groupe Eiffage a demandé une rallonge de 100 millions d'euros de plus que prévu au départ rien que pour terminer les travaux ! Et comme si c’était pas suffisant, le loyer prévu au départ de 29 millions d’euros annuels a été ensuite réévalué à 43 millions d’euros annuels, c’est à dire une augmentation de 50 % par rapport à ce qui était prévu !

D’après un rapport de la chambre régionale des comptes, ce PPP aurait occasionné un surcoût total de 500 millions d’euros par rapport à une gestion publique du truc ! Des surcoûts tellement élevés en fait que l’ARS (l’Agence régionale de santé) à tenté de faire des économies sur l’offre de soins pour pouvoir payer le groupe Eiffage !

Et en fait ce partenariat a été un tel échec qu’il a fini par être abandonné en 2014, mais contre le paiement d’une rançon… euh d’une indemnité supplémentaire pardon de 80 millions d’euros pour le groupe Eiffage ! Écoutez, tant qu’à faire hein, pourquoi se gêner ?

Après, passer par le privé pour faire construire des trucs, ça peut dans le pire des cas donner des risques sanitaires ou des risques de sécurité, vu que les entreprises sont uniquement préoccupées par leur rentabilité à court terme, et sont prêtes à tout pour maximiser leurs profits, y compris à rogner sur les mesures de précaution les plus élémentaires pour faire des économies. Récemment, c’est carrément les plans de tout le dispositif de sécurité de la centrale nucléaire de Flamanville qui ont fuité, parce qu’ils circulaient chez un prestataire privé sans aucune mesure de précaution ! Vous savez, le fameux EPR de Flamanville, là ? Hé ben les spécifications et les plans de l’ensemble de ses dispositifs de sécurité ont fuité, donc, y compris le plan des clôtures électriques, des alarmes, la position de l’ensemble des caméras de sécurité et leurs angles morts, etc. ! Je vous laisse imaginer ce qui pourrait se passer si ce genre de plans tombait entre les mains de terroristes par exemple…

Encore une conséquence de l’élection

Donc voyez à quel point c’est pas du tout une bonne idée de confier ce genre de choses à des prestataires privés.

En plus des dangers potentiels que ça représente, donc, tout ça c’est vraiment des giga-arnaques et des gouffres à argent public sur le long terme, au plus grand profit des entreprises privées, avec ici aussi beaucoup de corruption des élu·e·s qui les attribuent… Ces partenariats ne sont intéressants financièrement pour le public qu’à très court terme en fait, parce que ça permet de faire des économies sur le court terme, sur les premières années, puisque au début c’est l’entreprise qui avance le gros de l’argent pour la construction du bâtiment.

Mais ça tombe bien, vu que les élu·e·s visent leur réélection à court terme, et se foutent de ce qui se passera dans quinze ou vingt ans ! Donc si vous avez un PPP qui permet de faire des économies sur le budget de votre département, votre région, ou votre ville pour les cinq années à venir, mais que sur vingt ou trente ans on y perd énormément, les élu·e·s seront partant·e·s quand même, évidemment, vu que ça leur permettra d’afficher des dépenses publiques en apparence en baisse sur les premières années, et donc pour la prochaine échéance électorale, où iels pourront passer pour des bon·ne·s gestionnaires !

Évidemment, iels s’en foutent que ça engage leurs successeurs·euses et que ça mette les finances publiques de leur circonscription en gros déficit sur plusieurs décennies : c’est la prochaine échéance électorale qui les intéresse, et c’est pour la prochaine élection qu’iels veulent maximiser leurs chances d’être réélu·e·s, pas dans quinze ans !

Donc ici encore, on voit bien à quel point c’est le principe de l’élection qui pose problème, vu qu’en plus de favoriser la corruption, l’élection encourage aussi le court-termisme des élu·e·s, plutôt qu’une bonne gestion sur le long terme.