Pour une démocratie directe

Épisode 7 : La démagogie

Les polémiques

Un autre classique de la démagogie c’est les polémiques. Énormément de politicien·ne·s lancent des polémiques pour faire parler d’elleux, ça c’est connu et simple à comprendre, c’est le principe de la polémique : dire un truc qui choque (par exemple un truc raciste) pour générer des débats et faire parler de soi. Ça c’est connu et assez facile à comprendre, je vais donc pas détailler plus.

Par contre il y a un deuxième avantage aux polémiques pour les démagogues, qui est rarement analysé je pense : c’est que ça va braquer votre électorat. Ça force vos sympathisant·e·s à vous défendre, et donc à s’engager pour vous, et donc à vous suivre de plus en plus pour votre personne et de moins en moins pour vos idées.

Parce que le problème des politicien·ne·s, c’est que si leurs fans les suivent pour leurs idées, ben quand iels changeront de discours et d’idées au gré du vent, leurs fans risquent d’arrêter de les suivre, ce qui est embêtant. Alors que si leurs fans les suivent pour elleux-mêmes, pour leur personne, pour leur charisme, parce qu’iels ont la classe, bref, parce qu’iels s’identifient à elleux, hé bien les politicien·ne·s pourront changer de discours beaucoup plus facilement quand ça les arrangera, et leurs fans continueront de les suivre et de les défendre quand même.

Et donc il faut essayer de faire en sorte que les gens qui vous suivent le fassent le plus possible pour votre personne, plutôt que pour vos idées. Même si au départ vous les attirez par un discours politique et qui parle d’idées, il faut trouver un moyen de fanatiser votre public par la suite.

Alors, comment on fait ça ? Hé bien on va faire en sorte qu’iels s’engagent progressivement pour vous.

Et c’est là qu’arrivent les polémiques : quand un·e candidat·e déclenche une polémique, et que tout le monde la·le critique, les gens qui apprécient ce·tte candidat·e vont naturellement avoir envie de la·le défendre. Et si la polémique leur paraît pas trop grave, iels lui trouveront des excuses. C’est facile, parce qu’on a des excuses toutes prêtes, et souvent les polémiques et critiques peuvent être disproportionnées par rapport aux propos tenus, ce qui fait qu’on a un sentiment d’injustice : « OK ma·mon candidat·e a peut-être fait une petite maladresse, mais c’est pas si grave et tout le monde en profite pourtant pour lui tomber dessus, alors qu’untel à côté a dit largement pire et personne lui dit rien »

Je vais prendre l’exemple de Mélenchon, puisqu’il aime beaucoup les polémiques, et qu’il hésite pas à reprendre les mots de l’extrême-droite pour faire parler de lui. Quand, en 2016, Jean-Luc Mélenchon affirme que les travailleurs détachés « volent le pain » des autres, on est bien sûr dans ce que je disais tout à l’heure : détourner la responsabilité de la mise en concurrence sur ses victimes, plutôt que sur celleux qui l’organisent. Mais peu importe, il y a des excuses toutes prêtes à ce discours pour les gens qui le suivent un peu : ce serait juste une « maladresse » de langage, et son but véritable aurait été justement de dénoncer la mise en concurrence elle-même, bref toute cette polémique serait disproportionnée, une tempête dans un verre d’eau, les médias utilisant ça comme prétexte pour lui tomber dessus (encore une fois) alors que dans le même temps, ils critiquent beaucoup moins des gros racistes qui disent des trucs pires. Évidemment, ces prétextes sont discutables, mais l’important c’est que ces fans de Mélenchon vont avoir un sentiment d’injustice dans ce traitement médiatique. Et donc, ses fans vont avoir envie de le défendre, et vont se mettre à le défendre dans leurs discussions de la vie de tous les jours : lorsqu’iels discuteront avec leurs proches, ou avec des inconnus sur les réseaux sociaux par exemple.

Et en faisant ça, iels s’engagent un petit peu pour Mélenchon, parce que le fait de défendre quelqu’un, ça fait qu’on s’engage pour cette personne.

Alors, quand je dis qu’on « s’engage », on signe pas un contrat hein. Mais en la·le défendant devant d’autres personnes, on engage quand même sa réputation, et sa crédibilité auprès des autres.

Quand elles commencent à défendre leur candidat·e et à lui trouver des prétextes ou des excuses, ces personnes commencent en fait à s’engager un peu pour lui, inconsciemment, et à accepter de faire un premier (petit) compromis sur leurs idées de gauche : elles acceptent l’idée que, ponctuellement, ce serait plus important de défendre la personne de Jean-Luc Mélenchon que de se tenir à une ligne antiraciste stricte. C’est un premier petit compromis qui n’est pas encore très grave hein. C’est souvent nécessaire de faire des compromis dans la vie, et même en politique. Le problème, c’est que ça va pas être le seul compromis : il va y en avoir d’autres, beaucoup d’autres. Et ça fonctionne à chaque fois pareil : à chaque nouvelle polémique, ses fans vont avoir le même sentiment d’injustice, et la même envie de le défendre. Et plus iels le défendent, plus iels s’engagent, plus iels acceptent l’idée de ces compromis sur les idées pour défendre la personne.

Et quand tout ça se produit régulièrement, pendant pas mal de temps, hé bien ce qui se passe c’est que vous vous engagez de plus en plus pour ce·tte candidat·e, vous admettez l’idée qu’iel est vraiment la cible d’un acharnement, vous prenez l’habitude et le réflexe de vous ranger de son côté à chaque fois qu’il y a un débat, etc. Autrement dit : vous vous identifiez de plus en plus à lui.

Et cette défense vous amènera toujours plus loin aussi, parce que votre candidat·e peut aller progressivement plus loin dans ses provocations ou polémiques. Quand un jour votre candidat·e va mentir « juste un petit peu » plus que la fois précédente, ou faire une polémique « juste un petit peu » plus choquante que ce qu’iel avait dit jusqu’à présent, ça va être difficile d’admettre que là il y a un vrai problème, parce que ça veut dire, en sous-entendu : admettre que vous avez eu tort quelque part de la·le défendre avec acharnement jusqu’à présent. Parce que vous vous êtes à ce point engagé·e à la·le défendre devant tout le monde, et qu’admettre que finalement, c’est peut-être un salopard comme les autres, ça voudrait dire en creux admettre que vous avez défendu un salopard pendant des mois ou des années. Donc ça va être plus facile de continuer à la·le défendre « juste un petit peu plus », de s’entêter, de se braquer, de s’engager toujours un petit peu plus, plutôt que d’admettre tout ça d’un coup.

Et là on est dans un cercle vicieux, où plus le temps passe, et plus vous défendez un·e candidat·e depuis longtemps, plus vous allez vous braquer, et plus c’est difficile de vous remettre en cause et d’admettre que vous vous êtes trompé·e et fait·e avoir jusque-là.

À mesure que le temps passe, vous allez vous voiler la face et vous engager toujours un petit peu plus loin dans sa défense à chaque fois, à chaque nouvelle polémique et à chaque nouveau mensonge.

Je n’invente rien : c’est un phénomène psychologique connu, qui s’appelle « l’escalade d’engagement », un cercle vicieux où vous vous êtes engagé·e dans une mauvaise décision depuis pas mal de temps, mais c’est difficile de le reconnaître, et donc pour pas reconnaître son erreur, on s’engage toujours un petit peu plus loin, parce que ça se fait progressivement. D’où le terme d’« escalade » : on commence avec pas grand chose, et ça peut aller très loin, jusqu’à avoir des gens complètement fanatisé·e·s et prêt·e·s justifier les pires trucs pour pas admettre qu’iels se sont fait·e·s avoir jusque-là.

Et petit à petit, à force de faire accepter de plus en plus de compromis et d’amener ses supporters à le défendre de plus en plus, Mélenchon va en fait amener ces gens qui au départ le suivaient sincèrement pour ses idées de gauche, à s’identifier complètement à lui et à le suivre pour sa personne. Et il suffit de regarder un peu ce qu’il reste de la France Insoumise aujourd’hui : même s’il reste quelques personnes un peu critiques, il y a quand même pas mal de gens qui sont complètement idolâtres de Mélenchon et des autres tribuns du parti, et qui le défendent lui et ses potes bec et ongle, alors même que les cadres de ce mouvement ont continué de dériver sur la droite régulièrement et de tenir un discours toujours plus nationaliste et toujours plus éloigné de leurs « valeurs » de départ.

Un autre exemple qui illustre encore mieux cette fanatisation de l’électorat, c’est Donald Trump. Le mec ment énormément, tout le temps, ses mensonges sont débunkés à chaque fois par la presse, par des « fact-checkers », etc. et pourtant : ça ne l’empêche pas de répéter les mêmes mensonges débunkés encore et encore, et de façon de plus en plus décomplexée d’ailleurs avec le temps qui passe. Et le fait de les débunker n’empêche pas ça, au contraire : il y a des gens qui se sont amusé·e·s à compter ses mensonges, et ces comptages montrent que, début 2017, en début de mandat, il ne disait « que » 150 mensonges par mois en moyenne (ce qui est déjà énorme : ça fait cinq mensonges par jour !), mais deux ans plus tard, en 2019, il en est à plus de 500 mensonges par mois, plus de trois fois plus. Et ce qui est inquiétant c’est qu’il ne perd pas le soutien de ses fans au passage : sa cote de popularité reste à peu près stable depuis le début de son mandat, autour de 40 %, ce qui est énorme par rapport au niveau de dégueulasserie du personnage et de sa politique.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que ses supporters ne se détournent pas de lui, malgré qu’il dise de plus en plus de mensonges : autrement dit, ses supporters sont prêt·e·s à accepter de plus en plus de mensonges et de plus en plus de dégueulasseries de sa part, iels sont de plus en plus fanatisé·e·s. Pourquoi ? Car ont défendu ses mensonges depuis longtemps, leur fanatisation s’est faite progressivement.

Et en mentant ouvertement, Trump donne en quelque sorte l’exemple pour ses supporters, qui vont eux aussi répéter ses mensonges en boucle, même en sachant que ce sont des mensonges, et donc vont s’engager eux aussi au passage, et devenir complices. Ça permet à Trump d’asseoir à fond son pouvoir sur eux : puisqu’il a le pouvoir de faire dire des trucs manifestement faux à ses supporters. À partir du moment où ses supporters acceptent de répéter ses mensonges, iels s’engagent et signent en quelque sorte leur propre soumission au personnage.

Donc voilà comment on fanatise les gens : en les faisant vous défendre, et en les amenant progressivement à aller de plus en plus loin pour vous défendre, même quand ce que vous faites devient de moins en moins acceptable.

Alors est-ce que ce phénomène de fanatisation de l’électorat est conscient, et volontaire de la part de tou·te·s les politicien·ne·s qui mentent ou qui font des polémiques ? J’en sais rien. Probablement pas hein, tout le monde ne va pas forcément théoriser ça, et peut-être que leur première motivation c’est juste de faire parler d’elleux, ou peut-être qu’iels font juste ça « à l’instinct » parce que ça leur a réussi jusqu’à présent, ou encore qu’iels imitent d’autres à qui ça a réussi. Mais peu importe en fait, le résultat est le même : ces polémiques contribuent à fanatiser leur public, à le braquer et à l’empêcher de se remettre en cause. Ça renforce en quelque sorte le sentiment de l’électorat d’appartenir à un « camp » politique, et donc l’identification à ce camp, plutôt que de s’intéresser aux idées et d’essayer de trouver ce qui est juste.