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Épisode 4 : Les intérêts des élu·e·s

La condition d’élu·e

En plus de ce problème-là, il y a un autre problème, une deuxième raison qui fait que les élu·e·s ont des intérêts différents du reste de la population : c’est la condition d’élu·e.

La condition d’élu·e, c’est à dire leur traitement et leur statut d’élu·e, fait que n’importe qui en position d’élu·e aura des intérêts forcément différents de ceux du reste du peuple, même si au départ, avant d’être élue, cette personne avait les mêmes intérêts que le reste de la population.

Une rémunération élevée

Déjà, première chose, le traitement d’élu·e inclut une rémunération très élevée. Les parlementaires par exemple (donc les député·e·s et sénateurs·trices) touchent une première indemnité de 7 000 € brut par mois (5 500 € net), plus une deuxième indemnité, dite de « frais de mandats », de 6 000 € par mois (qui est censée rembourser leurs frais de mandats, du coup), et donc ça veut dire que concrètement, iels ont à peu près 5 500 € d’argent de poche par mois. Mêmes ordres de grandeur pour les rémunérations d’autres élu·e·s :

Alors tout ça c’est des salaires bruts, mais ça reste des sommes très importantes, sachant qu’en plus, pour beaucoup de ces postes il y a pas mal d’autres avantages en nature qui vont avec, comme des logements ou voitures de fonction par exemple, et la plupart d’entre-elleux bénéficient du remboursement de leurs frais de mandats sous une forme ou une autre, ce qui veut dire que leur indemnité mensuelle c’est quasiment que de l’argent de poche en fait.

Et si certaines de ces sommes vous paraissent (peut-être) pas si énormes, c’est uniquement parce qu’on a tendance instinctivement à les comparer aux revenus du grand patronat, qui se chiffrent en centaines de milliers d’euros par mois, mais il faut pas oublier que ces revenus-là sont pas représentatifs de la population, mais concernent qu’un tout petit nombre de personnes. Ce qui est important c’est plutôt de savoir si les élu·e·s ont ou non des intérêts proches de ceux de l’ensemble de la population. Et donc c’est au revenu de la majorité de la population qu’il faut comparer leurs indemnités.

Or, le revenu médian en France est de moins de 1 800 € nets mensuels, ce qui veut dire que la moitié des français·e·s gagnent moins que 1 800 € nets mensuels, et l’autre moitié gagnent plus. Et donc même avec le chiffre le plus bas que j’ai cité, les 3 000 € nets mensuels des maires de grandes villes, on est déjà largement au dessus de ce que gagne la majorité de la population. Et si on regarde par exemple le cas des parlementaires, donc les député·e·s et sénateurs·trices (qui sont important·e·s parce que c’est elleux qui votent les lois), leur seule indemnité parlementaire de 5 500 € net suffit à les placer parmi les 4 % de gens les mieux rémunérés du pays. Hé oui, en France il y a à peine 4 % de la population qui gagne 5 500 € net par mois (ou plus).

Et donc tous ces gens-là qui décident pour nous, iels sont beaucoup mieux payé·e·s que nous. En fait, il y a un sacré fossé entre les conditions matérielles dans lesquelles vivent les élu·e·s, et celles dans lesquelles vit la masse de la population, un fossé qui est illustré par exemple par les bourdes que des élu·e·s font de temps en temps, et qui déclenchent régulièrement des polémiques. Quand vous avez une députée qui se plaint de ses conditions de vie, parce qu’elle gagne « plus que 5 000 € » par mois depuis qu’elle est élue, et que du coup elle est obligée de « manger souvent des pâtes », ça choque parce que c’est indécent. Dans le même genre, quand le Ministre Gérald Darmanin tente de montrer à quel point il compatit avec les français·es les plus pauvres, et que, pour dénoncer le coût de la vie, il prend l’exemple des restaurants parisiens qui font payer « 200 euros le repas pour deux », ça choque aussi, et pas pour rien : ça choque parce que ça montre à quel point ces gens-là sont éloignés dans leur vie de tous les jours des préoccupations du commun des mortel·le·s. Et ça, c’est juste deux exemples récents, il y en a eu plein d’autres avant.

Donc la rémunération des élu·e·s est très, très éloignée de la rémunération de la masse des gens, et notamment des plus précaires. Du coup, évidemment, si iels ont une rémunération beaucoup plus élevée que le reste de la population, et des conditions de vie beaucoup plus confortables, iels n’auront pas les mêmes intérêts que le reste de la population à cause de ça.

Le statut spécifique d’élu·e

Autre gros problème en plus des revenus des élu·e·s : le statut spécifique d’élu·e les place à part, et les dispense de subir les règles et les contraintes que le reste de la population subit.

Par exemple, les retraites des parlementaires, ça a été très longtemps un régime de retraites spécifique, qui était très avantageux jusqu’à récemment, avec (notamment) une pension beaucoup plus élevée par rapport à ce qu’iels cotisaient : lorsque n’importe qui cotise un euro pour une retraite, iel touche en moyenne entre 1.5 et 2 € de retraite. Eh bien, jusqu’à récemment, pour un euro cotisé, les parlementaires touchaient six euros de retraite. Les parlementaires n’avaient pas non plus besoin de cotiser pendant 40 ans comme le reste de la population pour toucher leur retraite, mais iels avaient le droit à une pension de 1 500 € qui leur était garantie à vie après avoir cotisé un seul mandat, c’est à dire cinq ans, ce qui correspond à peu près à la pension médiane des français·es après une carrière complète (c’est à dire après avoir cotisé 40 annuités).

Bon alors ce régime de retraite a été plusieurs fois amendé et ses avantages par rapport au régime général ont été réduits progressivement, jusqu’en 2018 où il a finalement été fusionné avec le régime général, mais c’était resté un régime séparé très longtemps. Et c’est aussi ça le problème de ce régime de retraite : c’est pas seulement qu’il était beaucoup plus avantageux, mais c’est aussi justement le fait que c’était un régime spécifique, ce qui impliquait du coup que les parlementaires n’étaient pas au régime général, et donc iels pouvaient attaquer le régime général en sachant très bien qu’iels en subiraient pas elleux-mêmes les conséquences. Et c’est entre autres ça qui a fait que les député·e·s jusqu’à présent ont pas hésité à attaquer le régime général de retraites : parce que le leur était séparé en fait, et qu’iels avaient du coup pas besoin de défendre le régime général. D’ailleurs même si le régime de retraites des député·e·s a été officiellement aligné sur le régime général des fonctionnaires à partir de 2018, ce serait pas surprenant qu’il y ait une entourloupe quelque part, genre un alinéa qui fait que la plupart des trucs pourris du régime général s’appliquent pas à elleux pour telle ou telle raison, ou qu’iels aient prévu de faire tôt ou tard quelques petites modifications dans ce sens là.

Même chose pour le droit du travail : en tant qu’élu·e·s, les député·e·s ne travaillent pas comme des salarié·e·s. Iels n’ont pas besoin de contrats de travail protecteurs, ni d’un droit du travail qui les protège des abus d’un·e patron·ne, iels n’ont pas besoin de conseils de Prud’Hommes qui puissent appliquer ce droit de façon impartiale, ni d’une inspection du travail efficace et qui ait les moyens effectifs de faire respecter les droits des salarié·e·s, etc.

Et tout ça fait qu’iels n’ont tout simplement pas besoin de défendre le droit du travail : iels s’en foutent, et n’hésiteront pas à l’attaquer et à le détricoter à la première occasion, parce qu’iels n’en dépendent pas, contrairement au reste de la population. Et d’ailleurs c’est pas seulement qu’iels n’en dépendent pas pendant leur mandat, mais la majorité des élu·e·s considèrent qu’ils n’en auront jamais besoin, parce qu’iels envisagent pour la plupart d’entre elleux de faire carrière en politique toute leur vie (vu que c’est tout à fait possible aujourd’hui de vivre de la politique toute sa vie).

Et même quand c’est pas le cas, par exemple quand des député·e·s sortant·e·s sont battu·e·s lors d’une élection, iels ont généralement suffisamment de relations et de réseau professionnel pour s’assurer de retrouver facilement un emploi bien payé et dans des bonnes conditions. Sans oublier le fait que, comme dit précédemment, la plupart des député·e·s font déjà partie de la catégorie des « cadres et professions intellectuelles supérieures » au départ, et donc d’une minorité de la population qui exerce des emplois en moyenne bien moins difficiles, moins précaires, moins exposés au chômage, etc. que le reste de la population.

Il y aurait plein d’autres exemples où le statut d’élu·e influe sur leurs intérêts. Je reste sur les député·e·s : comme leurs frais de déplacement leur sont intégralement remboursés par l’État, que ce soit en taxi dans Paris, ou en première classe quand iels prennent le train, voire même par avion, iels ont pas besoin d’avoir des transports en commun de qualité et abordables pour tout le monde, du coup iels hésiteront encore moins à privatiser la SNCF par exemple.

Même chose pour le logement : les député·e·s ne subissent pas le marché du logement que le reste de la population subit, parce que l’État prend en charge toutes les questions liées à leur logement :

Du coup, iels n’ont pas les mêmes difficultés à se loger que le reste de la population a, et se foutent que les loyers en général soient super élevés. C’est aussi pour ça qu’iels ont pas de raison de faire des lois pour réguler le marché de l’immobilier ou encadrer les loyers par exemple (alors que c’est un gouffre à fric pour les locataires, et notamment les plus précaires…).

D’une manière plus générale, les statuts des élu·e·s, et les passes-droits qu’iels ont grâce à leurs positions d’élu·e·s, font qu’iels n’ont absolument pas besoin des droits et des protections dont la majorité de la population a besoin, et à cause de ça, l'intérêt des élu·e·s sera toujours différent de celui du reste du peuple. Notez que c’est pas seulement une question de connaître ça, et d’avoir expérimenté ça dans sa vie : même si des ancien·ne·s ouvrièr·e·s (par exemple) se retrouveraient député·e·s, eh bien ces personnes verraient leurs intérêts changer, du fait de leur nouveau statut d’élu·e·s, et donc n’auraient plus des intérêts d’ouvrier·ères à partir du moment où iels deviennent député·e·s. Donc c’est le statut d’élu·e en soi, et la position d’élu·e en elle-même, qui font que ces élu·e·s ont des intérêts différents.

Et évidemment, à tout ça s’ajoute de toute façon leur niveau de vie déjà très confortable du fait de leurs revenus élevés qu’on a déjà vus.